François DEVIENNE

(1759 - 1803)

Six trios pour trois flûtes

(Op. 19)

"A aucune époque, les virtuoses sur les instruments à souffle n'avaient été aussi nombreux, ni plus expérimentés qu'en cette fin du XVILlème siècle. C'était dû autant à l'accoutumance progressive de la part du public, qu'à l'habileté croissante des exécutants. Ceci entraînait cela."

Constant PIERRE Histoire du Concert Spirituel, 1725-1790

L'histoire de la musique en France à la fin du XVIII siècle se révèle passionnante à plus d'un titre. On pense immédiatement à l'évolution des styles et à l'émergence d'un goût nouveau - raisons essentielles de l'engouement actuel des interprètes comme du public - mais il est un autre facteur à ne pas négliger, qui est celui de la sociologie musicale. Nous sommes à l'époque des Lumières et l'influence des philosophes et du rationalisme va entraîner des conséquences importantes dans la vie artistique. Ainsi, la musique gagne-t-elle progressivement toutes les couches sociales. Les Cours n'en ont plus l'exclusivité et les grands concerts publics rencontrent un succès considérable. Leurs organisateurs y trouvent leur compte et y gagnent véritablement leur statut. Rapidement, tous les maillons de la chaîne se mettent en place. L'enseignement se structure avec l'apparition du Conservatoire en 1795, la pratique amateur se développe à une a Hure vertigineuse et le rôle des éditeurs va grandissant. Les bases d'un nouvel équilibre sont jetées, et ne seront guère remises en cause jusqu'à nos jours. Témoin de cette , insertion sociale de la musique, le rôle de l'argent : il ne s'agit plus du lien direct entre un compositeur et son employeur, mais du rapport commercial entre une catégorie de professionnels (artistes, enseignants, éditeurs, directeurs de concerts ... ) et l'ensemble de la population.

 
 

Né en 1759 à Joinville, en Haute-Marne, il se forme dans une musique militaire, et lorsqu'il arrive à Paris, on le trouve tout d'abord comme bassoniste à l'orchestre de l'Opéra de Paris. Il a à peine vingt ans, et étudie parallèlement la flûte sous la direction de Félix Rault (1 736-ca 1800), membre de la même formation et soliste réputé. En 1780, le Cardinal de Rohan le prend à son service. Comme beaucoup de musiciens, il rallie également les Francs-Maçons dans la loge de la Réunion des Arts et intègre l'orchestre des Concerts de la Loge Olympique. Il s'enrôle ensuite dans la musique de la Garde des Suisses puis rentre en 1788 (là encore au pupitre de basson) dans l'orchestre du Théâtre de Monsieur. D'autre part, il appartient à la Garde Nationale, institution dont on connaît aujourd'hui l'importance des activités pédagogiques. De simple école, elle devient Institut National de la Musique (1793) puis , Conservatoire National de Musique et de Déclamation (le 3 août 1795, par décret de la Convention). Devienne en est l'un des neuf administrateurs ainsi que le premier professeur de flûte. Même s'il continue de se produire en concert, cette tâche semble retenir l'essentiel de son temps. Travailleur acharné, il s'épuisa à la tâche et mourut à Charenton en 1803.

 
 
 

L'offre doit satisfaire une demande, et la musique en elle-même se métamorphose. Entre l'harmonie et la mélodie, c'est la seconde qui prend le dessus. Les oeuvres sont conçues avant tout pour séduire grâce à des lignes expressives, chantantes et brillantes. A la délicatesse des couleurs, on préfère le côté impressionnant d'une masse orchestrale et de ses solistes. Au lieu de la subtilité des ornements et des improvisations, on adopte la virtuosité et on écrit les cadences... Le langage perd son aspect descriptif et dédaigne les structures du passé par trop complexes. Il devient plus rationnel, plus simple, mieux construit et naturellement plus direct. Au sein de tout progrès, on gagne, bien entendu, mais on perd aussi toujours quelque chose... Les virtuoses romantiques du début du XIX siècle en feront vite l'expérience à leur dépens, devant recourir aux transcriptions afin de pouvoir jouer des pages de valeur. Mais le classicisme parisien n'en est pas encore à ce stade. Les grands interprètes voient s'ouvrir devant eux de belles carrières : ils soignent leurs compositions, peaufinent leur expression et exploitent toujours au mieux leurs qualités. Le formidable centre musical européen que représente la capitale française leur permet de multiplier les contacts avec les musiciens étrangers. Ils savent alors tirer le meilleur parti de l'influence qu'exerce par exemple le style de Mannheim et en même temps, affirment leurs caractéristiques nationales. Le concerto français leur devra ses lettres de noblesse, la symphonie concertante est leur spécialité, et l'élégance parisienne est insurpassable.

Le catalogue de Devienne se divise en trois grandes parties. Il faut en premier lieu mentionner ses ouvrages lyriques tels que Les Comédiens Ambulants ou surtout Les Visitandines car ce sont eux qui lui offrirent le plus grand succès populaire et lui assurèrent une certaine postérité. Mais il connut également la gloire en tant que virtuose, et une partie de ses oeuvres lui permettent de faire étalage de tout son panache, comme d'un sens mélodique des plus raffinés ; on peut citer à cet égard ses 19 concertos pour flûte (le premier parut aux alentours de 1780), ses 4 pour basson et ses diverses symphonies concertantes. Enfin, son activité pédagogique va donner lieu à une production de musique de chambre aussi immense que variée, et destinée en large part aux amateurs ou aux élèves. Pour l'ensemble des instruments à vent, l'époque est exceptionnelle : d'une part ils brillent au concert et s'y taillent la part du lion, et d'autre part, leur élite est celle-là même qui encadre la formation des jeunes et assurent la diffusion de leur musique.

Curieusement, ces Six trios pour trois flûtes de Devienne semblent être les seuls de ce genre figurant à son catalogue. Une édition étrangère de J.A. Bihme (Hamburg), les indique comme Op. 19, mais d'une part la gravure originale parue à Paris chez Imbault aux alentours de 1800 ne mentionne rien de particulier et d'autre part, cette même référence se retrouve sur un autre recueil... En revanche, on sait surtout qu'il existe une version antérieure - et donc originale - de ces trios, pour flûte, violon et basse. Elle fut publiée également par Imbault ainsi que par Gaveaux à Paris en tant qu'Op. 66...

La vérité est pourtant difficile à croire à l'écoute de ces pages qui semblent si parfaitement conçues pour trois flûtes, avec des parties concertantes à souhait et une écriture idéale pour l'instrument. Alors que les pièces de musique de chambre de l'époque n'étaient pour la plupart qu'en deux mouvements (Allegro & Rondo ou variations), le fait que ces trios adoptent tous une coupe tripartite est significatif. Une telle structure était souvent réservée à des ceuvres d'une certaine importance et d'un degré de virtuosité supérieur. On peut citer en exemple les sonates de Devienne, qui comportent elles aussi en général trois mouvements et s'avèrent d'un haut niveau technique.