Les musiciens de ville d'Anvers.

Musiques jouées, chantées et imprimées à Anvers au cours du 16e siècle.


Ref : RICERCAR 206902

Le 16e siècle fut pour Anvers un siècle d'or, grâce à une haute conjoncture du commerce, de l'industrie, des arts et des sciences. La ville portuaire devint alors l'entrepôt le plus important de l'Occident et de nombreux marchands et banquiers vinrent s'y fixer, de même que divers artisans. Le bien-être matériel entreina un épanouissement culturel et, encouragés par l'administration communale, des savants et des artistes, donc aussi des musiciens, vinrent s'établir dans la ville.

Il n'est donc pas surprenant que la musique instrumentale, qui est l'activité principale des musiciens de ville, connut un essor considérable. A Anvers, ceux-ci s'étaient rassemblés au début du 16e s. dans la corporation de Saint-Job et entretenaient leur propre chapelle dans l'église Saint-Jacques. Ainsi, ces instrumentistes cherchaient-ils à défendre leurs intérêts par une série de prescriptions, visant notamment les ensembles et l'enseignement de la musique. Au cours du 16e s., un grand nombre de musiciens affluèrent vers la riche ville d'Anvers, où tant d'emplois leur étaient offerts. En effet, chaque heure du jour pouvait être l'occasion de célébrer un mariage, une fête, ou de danser; et partout retentissait la musique vocale et instrumentale, mêlée à un joyeux brouhaha, comme le rapportait l'auteur italien Ludovico Guicciardini, en 1567. De plus, la corporation de Saint-Job fournissait les garanties nécessaires à tous ceux qui voulaient gagner leur pain par la pratique de la musique.

Les musiciens de la ville formaient un petit groupe privilégié et, pour souligner leur statut, ils accompagnaient les magistrats dans leurs déplacements. Chaque soir, ils devaient sonner le départ ou la "levée" devant l'hôtel de ville, et cette manifestation s'appelait "les lauriers (lauweyt) des musiciens". Le sens péjoratif ultérieur du mot néerlandais «lawaai» vient sans doute de ce que les musiciens jouaient fort et parfois faux! Ils intervenaient aussi à l'église ou à l'hôtel de ville et, en toutes sortes de circonstances, comme les visites de dignitaires, Joyeuses Entrées et prestations de serment, succès militaires des princes régnants, traités de paix, cortèges et autres foires annuelles. Au 16e s., l'ensemble des sonneurs communaux d'Anvers comptait généralement cinq membres qui jouaient entre autres la chalemie, le cromorne et le trombone. Pour les musiques de table à l'hôtel de ville, des instruments plus doux nommés les «bas instruments», comme la flûte à bec et le violon, pouvaient intervenir. Pour les services extérieurs, le choix des instruments était arbitraire, mais le plus souvent il s'agissait d'une formation connue sous le nom d'Alta capella et qui réunissait, dans des formations variables, chalemie, cornet, bombarde, basson et trombone.

Quel était donc le répertoire de ces musiciens de ville? En effet, les sources parlent de "petits motets" et de "chansons"? La réponse est simple : les musiciens interprétaient ce qui leur tombait sous la main et était adapté à la situation! C'est ce qui ressort des titres des livres de chants polyphoniques, qui annoncent : "à chanter ou jouer joyeusement sur divers instruments" ou "accomodées aussi bien à la voix comme à tous instruments musicaux". Il est évident que le répertoire vocal était aussi utilisé pour un usage vocal et instrumental, ou purement instrumental. On peut aussi supposer qu'étaient d'abord utilisées les publications récentes des imprimeries musicales locales.

Vers 1540, la ville d'Anvers atteignit l'apogée de son essor économique et culturel. Elle était devenue l'un des plus importants centres d'Europe de l'Ouest pour l'impression de la musique, et les compositeurs les plus réputés y faisaient imprimer leurs oeuvres. En 1542, Jehan Buys et Henry Loys furent les premiers à faire éditer aux Pays-Bas une oeuvre de musique polyphonique : Des chansons à quattre parties, composez par M. Benedictus. Leur maison d'édition "Au jeu d'échec" se trouvait rue des Peignes, où la plupart des imprimeurs et libraires anversois étaient établis. Le compositeur Benedictus Appenzeller, dont trois chansons Viens tost, Se dire je l'osoie et Gentils galans sont chantées ici, était maître de choeur de la chapelle de Marie de Hongrie, régente des Pays-Bas. Tielman Susalo de Cologne, qui débuta à Anvers comme copiste de musique, fut pratiquement le premier éditeur de musique néerlandais à appliquer la nouvelle technique utilisant les caractères mobiles. Peut-être a-t-il trouvé son inspiration dans un recueil de 1540, où il avait réussi à inclure sa première composition. Ce recueil fut publié à Augsburg par l'éditeur Melchior Kriesstein sous le titre de Selectissimae cantiones.

Susato a notamment édité une vingtaine de recueils de chansons, dont les dix premiers en à peine deux ans de temps! C'est du Second Livre des Chansons à quattre parties (1544) que provient Pourquoi mest tu tant ennemie de Pierre de Manchicourt, alors maître de chant de l'église Saint-Martin de Tours.

En 1546, Susalo entama sa série de recueils de motets avec le Liber primus sacrarum cantionum quinque vocum, où se trouve le grandiose motet de louange d'Anvers Salve quae roseo, dont il est également le compositeur.

Avec l'intention de "mettre aussi en lumière dans notre langue maternelle néerlandaise l'art céleste de la musique", il publia en 1551 Het ierste mus ' yckhoexken et Het tweetste musyckboexken (Le premier livre de musique et Le deuxième livre de musique). Ils renferment principalement des chants anonymes à quatre voix sur des textes flamands, comme Nieuwe almanack de Lupus Hellinck. Ce maître de chant brugeois a composé cette oeuvre de circonstance pour la fête de l'enfant-évèque le jour des Saints Innocents, sans doute pour sa chorale de l'église Saint-Donatien.

En 1531, Susalo était déjà musicien de ville d'Anvers et son magasin du Stadswaag s'appelait à juste titre "Au cromome". Son livre de danse Het derde rimsyckboexken de 1551 représente bien le répertoire profane des musiciens de la ville d'Anvers. En effet , en dehors de leur travail pour la ville, ceux-ci étaient également sollicités, par les bourgeois pour jouer lors d'innombrables mariages, banquets, ou bals, ce pourquoi la musique de danse éditée à Anvers convenait parfaitement. Le Troisième livre de musique de Susato comporte des danses instrumentales dans une harmonisation à quatre voix, parmi lesquelles Basses danses, Pavanes et Gaillardes. La pièce d'inspiration populaire La Morisque était dansée par des garçons au visage noirci, avec des clochettes aux bras et aux jambes.

Outre les nombreuses impressions de musique, beaucoup de manuscrits musicaux ont été conservés, qui reflètent le choix personnel du collectionneur; c'est le cas du Codex Lerma . Cette vaste anthologie comporte des oeuvres de maîtres du 16e s. des Pays-Bas du Sud, d'Italie et d'Espagne. Elles ne furent rassemblées qu'au début du 17e siècle sur ordre du Duc de Lerma, ministre du roi Philippe III. En sont extraites les versions instrumentales de deux compositions : Justempus et Forbons, de Jacob Clemens non Papa, maître de choeur de l'église Saint-Donatien de Bruges.

SALVE ANTVERPIA

Musiques jouées, chantées et imprimées à Anvers au cours du 16e siècle.

LA CACCIA

Gunter CARLIER, trombone

Patrick DENECKER, flûte à bec, cromome, bombarde

Mirella RUIGROK, flûte à bec, cromome, basson

Elisabeth SCHOLLAERT, chalernie

Karl-Ernst SCHRÔDER, luth

Bernhard STILZ, flûte à bec, cromorne

Peter VAN HEYGHEN, flûte à bec, cromorne

Simen VAN MECHELEN, trombone


Marnix DE CAT, altus Jan CAALS, tenor* / Stephane VAN DYCK, tenor / Lieven TERMONT, tenor* / Dirk SNELLINGS, bassus* sous la direction de
Patrick DENECKER, membres de la CAPILLA FLAMENCA

 

En 1581, le fils de Petrus Phalesius déménagea de Louvain à Anvers et s'installa au Lion Rouge, rue des Peignes. Il entama avec l'imprimeur Jan Bellerus une série d'éditions musicales avec l'intention de faire connaître chez nous la polyphonie italienne. En 1582, ils publient ensemble le Libro de villanelle, moresche et altri canzoni qui contient des oeuvres de jeunesse de Lassus, dont la première impression était sortie un an plus tôt à Paris, chez Le Roy et Ballard. De ce livre de villanelles on entendra ici le populaire Matonna mi . a t'ara à quatre voix, mieux connu comme "la sérénade du lancier", où un soldat allemand s' adresse à sa bien aimée... en mauvais italien.

Dans les officines phalesiannes parurent nombre d'anthologies à succès, dont l' Harmonie céleste de 1593, d'où est provient le madrigal Ardo donna per voi de Andries Pevemage. Ce compositeur, devenu en 1585 maître de chant de la cathédrale d'Anvers, avait d'ailleurs constitué lui-même cette anthologie, à la demande de l'éditeur. Mais Phalesius portait aussi son attention à la musique instrumentale et, en 1583, sortit de ses presses le livre de danses anversois Liber chorearum molliorum ou Recueil de danseries. De cette publication sont extraites une série de Gaillardes, Allemandes et Branles, ainsi qu'un Ballo milanese et la Hobokendans, dont les titres rappellent évidemment leur origine géographique. Quant à l'énigmatique Schiarazula Marazula, son titre étrange est peut-être à mettre en rapport avec la Commedia del Arte.

Le Pazzomezzo d'Anvers, joué plusieurs fois dans cet enregistrement, est peut être une pièce emblématique qui permettait aux musiciens de la ville d'Anvers d'être reconnus facilement, par exemple dans des cortèges.

La publication, en 1584, du Pratum Musicum de Emanuel Adriaenssen permit de perpétuer la tradition de Petrus Phalesius Senoir qui, à Louvain, dans les années 1545-1575, mit sur le marché plusieurs de livres de luth. Le recueil de luth d'Anvers contient surtout des tablatures de chants et de danses, mais aussi, en guise d'introduction, cinq fantaisies, en style imitatif, qui étaient des créations personnelles de l'auteur. Du livre de luth d'Adriaenssens on a retenu ici la Fantasia Prima et l'Almande Nonette; ce n'est qu'une adaptation de plus de la célèbre mélodie populaire italienne Madre non mifiar Monnaca où s'exprime la plainte d'une belle et vive jeune fille qui doit entrer au couvent contre son gré.

Godelieve Spiessens. Traduction: Chantal Gillet