Ensemble HÉLIOS
Christel RAYNEAU, flÛte - Lucie BESSIÈRE, violon Fabienne STADELMANN, alto - Claire OPPERT, violoncell
Eclipse... Ce terme, qui donne son titre à l'oeuvre d'Alain Louvier figurant sur cet enregistrement, pourrait bien égaiement s'appliquer à l'histoire de la littérature pour flûte, violon, alto et violoncelle, qui renaît aujourd'hui presque deux siècles après son premier âge d'or. Parlez aux musiciens comme aux mélomanes deç quatuors pour flûte et cordes : 13 plupart vous citeront Mozart... et rien d'autre! Ces chefs-d'oeuvre ont d'ailleurs constit ué - et constituent toujours - à eux seuls l'essentiel de bien des programmes de concerts. PDurtant, s'il est indiscutable qu'ils donnent à cette formation ses lettres de noblesse, il n'en est pas moins vrai qu'ils s'inscrivent dans un répertoire alors considérable. La popularité de la flûte et ie développement de la pratique amateur durant l'ère classique donnent lieu à une production pléthorique : J. Haydn, J.C. Bach, G.B. Viotti, 1. Pleyel, P. Vranitzky, F. Krommer - sans parler des flûtistes comme F. Devienne ou F.A. Hoffmeister - offrent au quatuor pour flûte et cordes quantité de pages de valeur, et nombreuses sont celles que le disque a remis en lumière durant les vingt dernières années. Le XIX, siècle, en revanche, n'attribue à cette formation qu'un rôle des plus réduits. Les virtuoses préfèrent de grands concertos, des fantaisies ou des airs variés, et la musique de chambre avec flûte est alors davantage le fait des pianistes : LN. Hummel, 1. Moscheles, C. Czerny... Quelques exceptions, cependant, sont là pour confirmer la règle : en Italie, S. Mercadante consacre à la flûte un catalogue non négligeable au sein duquel figurent quatre brillants quatuors, tandis qu'en Allemagne, des flûtistes tels que K. Kummer, W. Gabrielsky ou A.B. Fürstenau insufflent leur tempérament héroïque à quelques pages de ce genre. Mais dans chacun des cas, pour aussi plaisantes et réussies qu'elles soient, il s'agit de pièces de pure virtuosité, véritables "concertos miniatures" pour la flûte et fort peu concertants pour les cordes. On aurait pu penser que l'émancipation musicale de la flûte au début du XX, siècle, le développement d'une école instrumentale moderne et son insertion dans les grands courants musicaux de l'époque allaient changer les choses. Il n'en fut rien. La préférence devait aller à de nouvelles combinaisons instrumentales telles que les quintettes pour harpe, flûte et trio à cordes. Les compositeurs exploitent les couleurs les plus diverses : Sonate pour flûte, alto et harpe de C. Debussy, Trio pour flûte, alto et violoncelle d'A. Roussel, Quatuor pour flûte, violon, clarinette et harpe de G. Migot, Suite en Quatuor pour flûte, violon, alto et piano de Ch. Koechlin, etc. Le quatuor pour flûte et cordes recueille peu de suffrages durant la première moitié du siècle... Il est difficile de fournir à ce phénomène une explication objective ou indiscutable, mais il est probable que, dans l'esprit de telles compositions, ait toujours été présente l'idée d'un soliste accompagné. Les quatuors classiques concertants au sens propre du terme sont rares, les seuls à avoir ouvertement tenté d'échapper au schéma habituel étant ceux d'Anton Reicha, dont l'Op. 98, au début des années 1810, précisait bien : 'Ce sont de véritables quatuors que j'ai voulu faire et non des Sonates ou Solos pour flûte avec accompagnement de violon, alto et basse - il y a suffisamment de cette dernière sorte de composition'. On constatera ensuite que ces oeuvres, tout comme les concertos pour flûte et en particulier avec orchestre de chambre, réapparaîtront après la seconde guerre mondiale, alors que l'instrument, sous l'impulsion d'interprètes tels que M. Moyse, ].P. Rampal ou A. Nicolet, avait regagné un statut de grand soliste. Les compositeurs avaient-ils donc jugé précédemment qu'il existait déjà "suffisamment" de quatuors avec flûte compte tenu de leur nature et de la demande des interprètes? La réponse se situe certainement à la fois dans les formes expressives recherchées par grandes tendances musicales et dans le difficile équilibre entre musique de chambre et musique concertante que requiert le quatuor pour flûte et cordes. Son histoire récente, qu'illustre ici l'Ensemble Hélios, est significative à cet égard. L'oeuvre de Volkmar Andreae qui débute ce programme a été écrite en 1945. Si le nom de son auteur est bien moins connu que ceux de Frank Martin ou d'Arthur Honegger, il représente cependant l'une des personnalités marquantes du monde musical suisse durant la première moitié du XX, siècle. Né en 1879, il étudie la musique avec Karl Munzinger à Berne, puis avec Franz Wüllner au Conservatoire de Cologne. Répétiteur à l'Opéra Royal de Munich, il est ensuite chef de choeur à Winterthur et à Zürich, et c'est dans cette dernière ville qu'il effectuera l'essentiel de sa carrière. Il y dirige en effet l'Orchestre de la Tonhalle de 1906 à 1949, ainsi que le Conservatoire, de 1914 à 1934. En tant que chef d'orchestre, il défend particulièrement Bruckner, Strauss et Mahler - ce dernier l'avait même pressenti pour être son successeur à la tête de la Philharmonie de New York! - mais également Stravinsky ou Debussy. Ouvert à toutes les influences, il est également l'un de ceux qui encouragent le plus la création musicale dans son pays, et on le retrouvera de 1920 à 1925 au poste de Président de l'Association des Musiciens Suisses. Disparu en 1962, on lui doit diverses pages pour orchestre, des musiques de scène, deux opéras mais aussi des lieder et plusieurs pièces de musique de chambre. Volkmar Andreae était bien conscient d'avoir dans son orchestre quelques interprètes d'exception. Par amitié et admiration, il dédia son Divertimento' Op. 43 au flûtiste André jaunet avec lequel son fils, claveciniste, se produisait fréquemment. Il est intéressant de remarquer que, si ses compositions s'inspirent volontiers du postromantisme allemand, ce quatuor met quant à lui en exergue un art typiquement français. Adoptant un ordonnancement assez libre dans ses enchaînements (avec un rappel de l'introduction dans le Molto Vivace finaI~, l'oeuvre se révèle aussi légère qu'expressive, et non dépourvue d'un certain humour. D'autre part, ces caractéristiques doivent être rapprochées d'un aspect instrumental proprement dit : c'est l'apport en Suisse de l'école française de flûte par l'intermédiaire d'André Jaunet, disciple de Philippe Gaubert puis de Marcel Moyse, puis de ses élèves et successeurs tels qu'Aurèle Nicolet, Peter-Lukas Graf ou Gunter Rumpel, qui allait susciter l'éclosion d'un vaste répertoire national pour l'instrument. Le quatuor d'Andreae en est l'un des points de départ et illustre à merveille ces qualités françaises d'articulation, de virtuosité et de couleurs sonores. D'un langage tonal et traditionnel, il exploite l'héritage classique en offrant à la flûte une ligne soliste très démonstrative soutenue par une écriture verticale et homogène du trio à cordes. Quelques interprétations en ont d'ailleurs été données avec orchestre de chambre, en triplant ou quadruplant les parties accompagnarites. Son atmosphère tour à tour mystérieuse, espiègle ou brillante, préfigure parfaitement le style présidant aux morceaux pour flûte des trois décennies à venir. On notera une expression particulière dans l'épisode Molto Lento qui, tout en arborant certains aspects très "début de siècle", voire typiques de morceaux de concours, évoque fugitivement Khachaturian. La section centrale de l'Adagio, quant à elle, n'est pas sans rappeler brièvement Jolivet! Armin Kaufmann, musicien autrichien d'origine roumaine, est né à Neu-Itzkany (province de Bucovine) en 1902. Sa famille s'installe à Vienne en 1914, et il y étudie la théorie musicale avec Joseph Marx. Altiste à l'Orchestre Symphonique de Vienne durant près de trente ans (1938-1966), il meurt en 1980 en laissant un catalogue conséquent (plus d'une centaine d'oeuvres!), surtout en matière de compositions instrumentales. On y relève entre autres quatre symphonies, un concerto pour piano et diverses pages de musique chambre parmi lesquelles un Quintette pour piano, violon, alto, violoncelle et contrebasse, ou encore sept quatuors à cordes. Quant à la flûte, il lui offre divers morceaux avec piano ou guitare, un Trio avec alto et harpe, un autre avec violon et piano, ou encore une Concertante pour flûte, piano et orchestre. L'oeuvre que présente notre enregistrement est une adaptation par l'auteur lui-même, du quatrième de ses quatuors à cordes (Op. 17). Écrit en 1931, il n'avait été édité par Doblinger qu'en 1967, et c'est à la demande du célèbre flûtiste Camillo Wanausek2 qu'Armin Kaufmann en réalisa la présente version, publiée en 19733. La formation originelle explique la densité inhabituelle et, si l'on y ajoute une certaine âpreté, la couleur un peu plus sombre de ce quatuor avec flûte. Dans les premier et troisième mouvements en particulier, les quatre instruments participent tous à l'élaboration du discours, parfois dans un dialogue très resserré, et dans des ambiances volontiers mouvantes. Ainsi l'Allegro pensoso initial, après une introduction quelque peu théâtrale, joue-t-il sur une multitude de contrastes mélodiques, rythmiques et dynamiques, juxtaposant et superposant ses idées principales. On retrouve une telle association thématique dans la délicate Romance, interrompue par un passage plus animé, tendu, typique de la musique slave et réminiscent du second concerto pour violoncelle de Dvorak. Enfin, comme dans plusieurs autres de ses oeuvres - par exemple un Trio pour violon, cithare et guitare, ou encore un concerto pour tarogatc, et orchestre - l'auteur dévoile son attachement à ses racines : le Frotoloso et le Furioso final s'inspirent clairement de thèmes de danse et de motifs populaires roumains, permettant à la flûte d'y trouver un ffile parfait et à l'ensemble d'atteindre a un bel équilibre expressif. les trois pages suivantes ont été écrites à l'intention de l'Ensemble Hélios et montrent idéalement les diverses ressources d'une telle formation dans la musique contemporaine. Le Labyrinthe de Rui Martins, guitariste et compositeur portugais né en 1958, a été donné en première audition par ses dédicataires à Paris le 18 janvier 1997. Il constitue un jeu des plus spirituels en même temps qu'un vrai challenge pour les interprètes, tous sollicités à part égale. Enseignant et déjà très réputé pour ses nombreuses pièces à caractère pédagogique (dont plusieurs avec flûte), l'auteur utilise ici son talent naturel et raffiné pour une étonnante page de concert. Le style est aussi astucieux que l'image est malicieuse. La première partie rapide illustre la fuite ou la perte d'orientation par une écriture hautement rythmique (15/8), fragmentée en "impulsions" et répétitive, s'inspirant volontiers du minimalisme : « on cherche le chemin avec énergie et espoir, mais on revient toujours sur ses pas ». Dans l'épisode Jent, les ostinates disparaissent pour faire place à un subtil tuilage de longs plans sonores dégageant une fausse liberté rythmique. L'auteur y voit , une plage de tranquillité et de bonheur qui survient même dans les moments les plus désespérés ». Mais on pourrait tout aussi bien imaginer une place de son pays natal, écrasée de chaleur, et dont on rie distinguerait pas davantage la sortie... Le dernier mouvement, lui aussi très rythmique (8/8), possède de nombreuses caractéristiques du premier, tout en réservant de surprenants moments d'hésitations. Une course effrénée semble enfin annoncer la sortie du dédale, on a bon espoir de la trouver, mais la ruelle est sans issue! L'ultime accord paraît autant résonner comme un soulagement que comme un point d'interrogation. C'est à nouveau une pièce descriptive, mais cette fois d'un caractère totalement différent, que propose Alain Louvier en évoquant la dernière éclipse totale du soleil du XX, siècle observée le Il août 1999. Né en 1945, J'auteur est l'une des plus brillantes personnalités musicales de notre temps et ne nécessite guère de présentation. Rappelons simplement qu'il mena des études axées sur les mathématiques, tout en obtenant neuf Premiers Prix au Conservatoire de Paris, où il fut notamment l'élève d'Olivier Messiaen et de Manuel Rosenthal. Plusieurs distinctions ont récompensé son talent (Premier Grand Prix de Rorne en 1968, Prix Honegger en 1975 et Prix Georges Enesco de la SACEM en 1986), lequel s'exerce également dans le domaine pédagogique. Directeur du C.N.S.M. de Paris de 1986 à 1991 où il créa les nouveaux départements de Pédagogie et de Métiers du son, il y enseigne à présent l'analyse musicale. Également professeur d'orchestration au C.N.R. de Paris, Alain Louvier mène depuis près de trente ans une activité de chef d'orchestre tournée vers de nombreuses créations. Son catalogue pour flûte exploite volontiers de nouvelles combinaisons sonores. On citera par exemple son magnifique Chant des Aires pour flûte et orchestre de flûtes ou encore ses Paysages pour flûte, harpe bleue et percussion. Mais il s'intéresse tout autant aux formations traditionnelles dont il renouvelle le genre et l'écriture grâce à un grand savoir-faire et une connaissance parfaite des instruments : Carrés pour 4 flûtes, Envols d'écailles pour flûte, alto & harpe, et à présent cette Eclipse pour flûte, violon, alto et violoncelle.
« le veux être un compositeur libre de ses choix, de ses idées, de ses influences... L'avantage à ne pas avoir éprouvé, des heures, des années durant, les mânes scolaires de grandes institutions françaises en matière de création, me permet avec plus de facilité de préserver mon désir, mes envies, à ne pas soumettre au jugement parfois terrible d'un maître... Circonstances ! ... Ainsi aucun banc des hauts lieux de l'enseignement musical parisien n'a pu être poli par mes présences répétées... Autodidacte, donc! ... Non! ... Car toutes les partitions que toutes les bibliothèques dignes de ce non? pouvaient m'offrir ont été lues, et j'appelle cela une formation, tout de même... Sans parier de l'écoute inlassable des oeuvres du répertoire!... » Ces propos de jean-René Combes-Damiens (né en 1957) situent bien le personnage. Après des études de piano, il travaille avec Patrice Sciortino, auprès duquel jai pu suivre l'enseignement que je récuse ci-dessus et qui m'a convaincu, sans le savoir, d'y renoncer ... - et est aujourd'hui un compositeur au style très personnel. Le quatuor qu'il a intitulé ... Son Ombre a été achevé en 1998 et créé par les interprètes de ce disque le 15 février 1999 dans le cadre des "Concerts de la Société Nationale". il s'inspire d'un poème de Samuel Beckett' : Son ombre une nuit lui reparut s'allongea, pâlit se dissolut. Comme l'explique l'auteur, « Le titre de l'oeuvre ( ... ). en même temps qu'il donne une signature à la partition, un signe distinctif sorte de générique, offre à l'auditeur de pénétrer déjà le climat de la musique qui sera entendue... C'est là la force d'un titre, et là, le soin que j'aime apporter dans les choix que j'opère pour décrire mes diverses partitions ... Il est vrai, qu'ici, ma tâche fut plutôt aisée! ... L'ombre est le personnage central de la pièce, comme s'il s'agissait d'un réel personnage! ... Une sorte de double, le double de ce 'lui", cet inconnu du texte de Beckett... C'est sans doute la raison pour laquelle, j'ai souhaité que les musiciennes se muent en comédiennes et expriment de manière intelligible, à la fin de la pièce, ces quelques mots ( ... ) Ce n'est pas du théâtre musical! ... Tout simplement un moyen supplémentaire pour exprimer clairement ce que toute l'oeuvre recèle... J'ai la sensation que cette partition serait quelque peu vidée de son sens si la voix, instrument de plus, ne se prétait pas à l'aspect dramatique de J'oeuvre! A côté de cet aspect anecdotique, la musique suit, chemine à travers les mots, ne les décrivant pas, mais reflétant à leur manière - à ma manière!_ - les sentiments qu'ils peuvent provoquer en nous, en chacun! ... Le but recherché est d'évoquer ce qui n'est pas possible d'évoquer, et surtout pas de décrire! ... » Chaque mot donne également un titre aux six parties de l'oeuvre. L'ombre est ici la flûte, qui domine cette partition de façon envoûtante et inquiétante. Dans un discours aux allures d'improvisation, elle se "constitue" par une audace grandissante et grâce à la texture progressive du violoncelle, de l'alto puis enfin du violon. Les cordes expriment la nuit, l'apparition est aussi violente que saisissante. Après un apaisement, la quatrième partie ("s'allongea") reprend un mouvement Presto, plus léger et joué au piccolo. L'ombre pâlit alors que semble se réinstaller l'atmosphère initiale et que la flûte en soi offre ici une couleur encore nouvelle. La raréfaction du mouvement, les voix et les dynamiques les plus subtiles l'aident à se dissoudre. L'écriture modale, l'ambiance mystérieuse des intervalles utilisé, dans la thématique, les modes de jeu contemporains et l'emploi des différentes flûtes : tout contribue à faire de cette pièce une splendeur de poésie musicale, dont la sensibilité parait aussi intense que fragile. Ces deux dernières ceuvres démontrent de manière éclatante tout le potentiel de cette combinaison instrumentale dans la littérature contemporaine : les modes de jeu et les styles d'écriture actuels révolutionnent son expression, tandis qu'elle apporte également à la musique d'aujourd'hui une nouvelle alliance de la musique concertante et de la musique de chambre. Si l'on y ajoute le succès public que reçoivent toujours les quatuors d'Andreae ou de Kaufmann, et le clin d'oeil plein d'humour de Rui Martins, on aura vite compris que VEnsemble Hélios a gagné son pari : le quatuor avec flûte peut à présent vivre un second âge d'or.
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