Roger BOURDIN
"Le Bonheur"

En distingué joailler,

Roger Bourdin cisèle un travail impeccable.

Ainsi traitée, la

musique légère

- mieux, la musique ' caractéristique " -

gagne encore quelques lettres de noblesse,

tant elle est soignée avec révérence et minutie.

 

Pierre-Marcel ONDHER

Président-Fondateur

de l'Association Française "Musique Récréative"

 

De Roger Bourdin, disparu prématurément en 1976 à l'âge de 53 ans, quel souvenir le monde musical garde-t-il ? En évoquant sa mémoire, on hésite quant au personnage auquel se référer : au concertiste, au flûtiste d'orchestre, à l'artiste de studio, au compositeur, à l'enseignant... ? Ce disque, le tout premier que des flûtistes consacrent intégralement à ses compositions, montre d'ailleurs un style instrumental unique en son genre, aux frontières du classique, du jazz et de la variété. Mais c'est précisément la que réside l'originalité du personnage : l'amour immodéré que portait à la musique Roger Bourdin le conduisait à franchir allégrement toutes ces frontières. "J'aime tout", déclarait-il le plus simplementdu monde... mais avec gourmandise ! Il est vrai que son talent sur la flûte, tout en charme et en souplesse autant qu'en sensualité et en virtuosité, lui permettait d'aborder tous les genres avec un égal bonheur. Rien n'importait plus que l'émotion, quelle qu'elle fût : "si je n'ai pas le frisson ..... Ennemi (les clivages et amoureux des influences, il trouvait dans cette ouverture un équilibre parfait pour sa passion et sa joie (le vivre. Pourtant, peut-être injustement victime de ce même éclectisme, cet artiste hors normes a été, trop vite oublié et l'Association Française de la Flûte est heureuse aujourd'hui de le faire revivre au travers d'une publication spéciale de Travers i ères/Magaz i ne, de rééditions et d'enregistrements tels que celui-ci. Au moment où le poète du bonheur qu'était Charles Trenet vient de disparaître, puisse cette initiative diffuser auprès de toutes les générations un peu du naturel, de l'insouciance et de la joie de vivre que possédait lui aussi cet extraordinaire musicien.

Né en 1923 à Mulhouse, Roger Bourdin est d'abord un prodigieux flûtiste. Élève de Jacques Chalande puis de Fernand Caratgé, il obtient son Premier Prix dans la classe de Marcel Moyse au Conservatoire de Paris en 1939. Un an plus tard, il rentre en tant que flûte solo à l'Orchestre de l'Association des Concerts Lamoureux, où il restera plus de 25 ans. Cette phalange est à son apogée, les tournées à l'étranger sont triomphales, et il gardera toujours en mémoire d'extraordinaires moments sous la baguette d'Eugène Bigot ou d'Igor Markevitch. Mais il a également, pour reprendre son propre terme, le "vice" du piano. Il suit la classe de composition lors de son passage au Conservatoire de Paris - où il aime à faire danser les élèves en jouant à quatre mains avec son ami Pierre Petit ! - et reçoit un Premier Prix d'harmonie au Conservatoire de Versailles en 1941. Cette ville va devenir en quelque sorte son fief : il y est nommé professeur de flûte dès 1943 et conservera ce poste jusqu'à sa mort. Soliste de l'Orchestre de chambre de Versailles que dirige alors Bernard Wahl, il fonde en outre le Trio de Versailles en 1967, en compagnie de la harpiste Annie Challan et de l'altiste Colette Lequien. Leur gravure de la Sonate de Debussy' est un chef d'oeuvre...

Aimant toutes les musiques et tous les divertissements, sa carrière prend en fait dès le départ une double orientation : à côté d'un disque du concerto pour flûte et harpe de Mozart avec Lily Laskine et Hermann Scherchen, le catalogue Ducretet-Thomson fait déjà dans les années 1950 la part belle à "Roger Bourdin, ses fiâtes et son orchestre", qui gravent sans discontinuer musiques de danse et pièces légères. On y trouve en vedette un quatuor de flûtes qu'il a créé en réunissant autour de lui Pol Mule, Eugène Masson et... JeanPierre Rampal ! Robert Hériché, Léon Gamme et Jacques Royer en feront plus tard eux aussi partie. Soliste de l'O.R.T.F., il écrit également pour la radio, la télévision et le cinéma de nombreuses musiques d'ambiances. Il laisse volontiers cours à son invention mais se délecte souvent à revisiter les classiques. L'un des premiers à avoir compris l'importance de cette démarche, il signe ainsi quelques savoureux albums sur Bach (Sweet en si) ou Vivaldi, dont il enregistre deux des plus célèbres concertos en les parant d'étonnantes et hilarantes conclusions jazzy ! Car son talent d'improvi sateur n'est pas en reste : on en voudra pour seul exemple J'éblouissant solo de flûte qui a rendu célèbre la chanson de Jacques Dutronc "il est cinq heures, Paris s'éveille'...

Très vite adepte de la nouvelle technique du rerecording, il entretient une collaboration étroite avec son luthier Jacques Lefevre. Roger Bourdin est un interprète hors pair sur le piccolo, et les fameux concertos de Vivaldi auront toujours une place particulière dans son répertoire. Mais, surtout, "Jack Leff" réalise pour lui une flûte basse en ut. Mentionnée avec une petite touche d'exagération - pardonnable car l'instrument était loin d'être courant ! - sur certains disques comme "la seule et unique au monde", elle lui permet non seulement de colorer différemment certaines mélodies, mais encore d'enregistrer lui-même toutes les parties dans ses innombrables adaptations. En effet, ses incursions dans la musique légère ou récréative n'altèrent en rien son extrême exigence de qualité. Intraitable sur la "mise en place", il laisse dans son abondante discographie de nombreux et saisissants exemples de sa perfection d'exécution.

Sa carrière classique quant à elle, demeurera plus ou moins occultée par celle de Jean-Pierre Rampal. Elle est cependant remarquable et, à vrai dire, surtout très différente. Ainsi ne trouve-t-on nulle trace, par exemple, du moindre récital pour flûte et piano ou flûte et clavecin... ! Il ne dédaigne pas le grand répertoire et réalisera des enregistrements avec orchestre, mais sa préférence ira davantage à des anthologies flûte & harpe avec Annie Challan, ou encore flûte & orgue avec son directeur artistique Arnauld de Froberville autant d'albums qui connaîtront un grand succès populaire. Lorsque Roger Bourdin disparaît en 1976, ses innombrables élèves et amis se sentent quelque peu orphelins, tant sa personnalité rayonnante et généreuse les avait profondément marqués. Depuis de formidables "leçons-concerts" jusqu'à d'inénarrables parties de pétanque - il est répertorié dans l'annuaire des grands joueurs de boules français ! - en passant par tant et tant de moments magiques...

Lui rendre hommage en cette année 2001 qui marque le 25, anniversaire de sa disparition est une manière de rappeler que la musique doit encore s'affranchir de bien des frontières. Ces douze petites perles glanées ça et là parmi plus de 200 titres dans le catalogue de Roger Bourdin - alias "Goldenflute" ou "IRedmoore" 1 - le montrent à merveille. Dans ce programme festif à souhait, tous les mélanges sont permis ! Stac-Flat, qui ouvre les réjouissances, n'est autre qu'un clin d'oeil virtuose et bon enfant déjà bien connu des flûtistes, et dont Roger Bourdin avait même fait un arrangement pour dix flûtes et quatre harpes à l'occasion d'un mémorable concert Salle Gaveau en 19712. A l'atmosphère exotique et aux subtiles harmonies d'Atlantide ("afro-cubain", Grand Prix du Disque 1952) succèdent l'hommage à Glenn Miller de Bourdinons, le rêve de Solitude Vacances et du Bonheur, la délicate élégance du Capriccioso, l'insouciance de Binic-Stac (notre homme passait toutes ses vacances à Binic, en Bretagne), sans oublier l'humour de Flute Parade, parodie désopilante d'un défilé au son des flûtes... Allusion souriante à la Belle Epoque, la "Grande Valse Brillante" qu'est Festival avait été créée par J'auteur au Festival International de Stuttgart en 1953. Prévue soit pour quatuor de flûtes, soit pour flûte et piano, elle offre dans cette seconde version une sorte d'entracte à ce récital. Et la brillantissime Tempête sur les cordes choisie par l'Orchestre de Flûtes Français parmi les multiples arrangements du grand flûtiste ne dépare pas. Remontant au début des années 1940 et typique de la musique récréative dont le public allait raffoler dans les années à venir, elle est l'une des pages les plus connues du violoniste lillois de jazz Michel Warlop3, premier professeur de Stéphane Grappelli et l'un des fondateurs du HotClub de France.

Il était difficile d'imaginer plus symbolique hommage lorsqu'on entend Raymond Guiot lui-même apporter les quelques improvisations nécessaires, et quand on sait que les interprètes ont notamment recours à deux flûtes octobasses conçues par Jean-Yves Roosen, innovateur à son tour et lui-même successeur de Jacques Lefevre. Enfin, pour rendre tout à fait complet ce portrait, Pierre-Yves Artaud a souhaité y adjoindre les deux courtes pièces pour flûte seule que sont Pan Blessé et La Chanson de Pan. Le contraste entre une telle inspiration plus sérieuse, profonde ou même mystique par sa référence mythologique, et le ton léger des autres pièces, est saisissant. Mais c'est la sincérité commune à ces formes expressives qui fait de Roger Bourdin un artiste d'exception. Cette promenade joyeuse ou nostalgique, allègre et poétique, parfois teintée de swing, fera les délices de tous. Charles Trenet, lui aussi, eût aimé cette musique du bonheur.

Denis Verroust La Traversière