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 Paru dans le numéro 247 du Monde de la Musique :

Il y a une pureté de son fascinante chez Denis Pascal. C'est un piano aiguisé comme la lame d'un couteau et qui découpe la phrase avec la précision du laser. Ce compagnon de route de Janos Starker, ancien élève et assistant de György Sebök, est un des pianiste qui maîtrise le mieux l'art de la pédale. Jamais le son n'est épais, jamais un accord ne bave sur l'autre. Tout cela n'est pas essentiel en soi, mais cette esthétique aiguë (que ne renieraient ni Bergman ni Bresson) est au service d'une vision forte des Rhapsodies hongroises.

D'emblée, Denis Pascal fait table rase de tout folklore, de tout panache grand-guignolesque qui ont entouré ces œuvres. Il met la rythmique à nu avec une étonnante cruauté et une lucidité impressionnante qui n'exclu pas une flamboyante liberté. Et surtout, il met en scène une musique grouillante de couleurs avec un sens admirable de l'essentiel. Il dirige ses doigts comme ont dirige des acteurs : dans une économie minimum de l'effet et une efficacité maximale du texte.

Cette interprétation des Rhapsodies hongroises n'est pas de tout repos. C'est un voyage éprouvant, âpre et féroce au terme duquel on distingue mieux l'âme fière et authentique des Tziganes. Un disque capital si l'on veut entrer dans la vérité d'une œuvre trop souvent réduite à d'habiles tours de passe-passe.

Olivier Bellamy

Naissance de la rhapsodie

L'intégrale gravée l'année dernière par Denis Pascal remet en cause bien des principes établis sur cette musique tzigane. Depuis que les techniques d'enregistrement existent, les grands virtuoses du passé ont, pour la plupart, transcendé ces oeuvres, utilisant les réflexes de l'écriture lisztienne pour faire briller leur propre technique. On ne peut toutefois reprocher à Cziffra, Horowitz ou Brendel de nous avoir subjugués! Le propos de Denis Pascal est tout autre. Il recherche à démonter la mécanique de la rhapsodie, hors de la salle de concert. Le piano est particulièrement présent, aussi peu réverbéré que possible, mettant à nu un toucher d'une netteté et d'une expressivité rares. Liszt, dans son écrit Des Bohémiens et de leur musique en Hongrie, un ouvrage qu'il faut relire (Editions d'Aujourd'hui, voir Classica n' 20), a présenté l'évolution musicale tzigane. Les Hongrois " de pure souche " se moquent aujourd'hui encore de cette reconstitution de pacotille qui prétend recréer une culture sur un Steinway moderne! C'est précisément tout l'intérêt de l'approche de Denis Pascal. En choisissant de nous donner la lecture ta plus aboutie possible, les nuances les plus ciselées, en remettant en cause les tempi communément admis, il fait le chemin inverse: ce Liszt est retourné aux sources de la musique tzigane. Cette édition nous passionne parce qu'à côté des compositions de l'organiste (quel superbe instrument et quelles superbes basses du piano!), ce Liszt joue avec le cymbalum, créant un lien évident entre la source de la mélodie populaire et l'impressionnisme d'En plein air ou des Etudes op. 18 de Bartok. C'est tout ceci que le piano restitue avec élégance et intelligence. il écoute le rythme intérieur des accents rythmiques, donne une justification musicale à ce que d'autres prennent pour des ornements. Il cherche moins à nous convaincre de la technique qu'il possède, et encore moins de la puissance de son ego, qu'à nous donner simplement à douter et à réfléchir.

Maxim LAWRENCE pour Classica

 

une avancée de la sagesse

entretien avec Denis Pascal

A.-M. B. Comment évoquer Gyôrgy Sebôk?

D. R Ceux qui ont croisé Gyôrgy Sebôk, savent qu'il est une avancée de la sagesse. Esthétique et spirituelle, communion avec l'autre, sa lumière ouvre au monde, à la vie, et surtout à la vie avec la musique. Cette expérience formidable est personnelle et chacun a cru, à juste titre, avoir passé un moment privilégié avec Gyôrgy Sebôk. qu'il lui avait murmuré dans le creux de l'oreille quelque chose que personne d'autre n'a entendu.

Que vous a-t-il "murmuré dans le creux de l'oreille"?

"On a en nous la possibilité non pas de faire mieux ce que l'on fait mais d'être meilleur". Naître, changer ses capacités, les amplifier est le message d'espoir le plus extraordinaire qui soit. C'est un message de liberté, d'absolu, d'ouverture des horizons et je me suis dit : " C'est là le travail d'une vie, cela vaut la peine de vivre avec la musique, de construire quelque chose. "

Gyôrgy Sebôk et Jénos Starker sont considérés comme les plus grands pédagogues au monde. Pourquoi ?

Peut-être parce que ce sont les seuls. Dans notre monde occidental de musique classique, savante, ce sont les seuls à avoir, d'une façon à la fois identique et différente, construit autour d'eux des espaces où un autre type d'échange était possible. Ils y ont consacré leur vie, La communion qu'on a avec eux ne passe pas que par les mots. Par le seul fait de donner une indication, de jouer, ou de bouger autour d'une note, Gyôrgy Sebôk savait à quel point il pouvait en donner une clé. On ne la saisissait pas immédiatement mais on était sur le chemin où elle allait devenir sienne. On restait soi-même.

Quelle est la racine de cette pédagogie exceptionnelle ?

La pédagogie de Gyôrgy Sebôk, comme celle de Jânos Starker, est le nectar de ce qu'ils sont comme artistes, musiciens et instrumentistes. Le matériau de la musique qui est le son lui-même, la vibration, n'a pas de secret pour eux. Leur instrument non plus. Ils ont un rapport total avec la musique. Ils nous ' font passer à un autre niveau, à un autre étage. Sebôk et Starker sont des livres Immenses, comme peuvent l'être des musiciens qui tous les jours de leur vie avancent, construisent et reconstruisent. En tant

qu'artistes, ils approchent de la perfection physique par rapport à l'instrument. Perfection dans leur geste, dans leur acte, ils sont encore beaucoup plus que ce qu'ils peuvent enseigner : ce sont des grands maîtres. Ils connaissent tous les degrés de la pensée d'un musicien dans son apprentissage et ne se contentent pas de faire mieux jouer la musique. Ils font naître ce qui élève, la volonté d'aller ailleurs. ils vous prennent par la main, allument partout des petits feux qui continueront à briller pour la vie.

Pourquoi, alors que leurs similitudes sont si profondes, Jànos Starker et Gyôrgy Sebôk semblent-ils si différents ?

Ces deux frères jumeaux sont sur le même arbre mais pas sur la même branche parce qu'ils ne jouent pas du même instrument. La philosophie, la théorisation, le mental sont extrêmement développés chez Gyorgy Sebôk, c'est un sage. Jànos Starker est un samouraï, un être de force et de chair. C'est dû à la spécificité des Instruments dont Ils sont devenus la sève. L'obsession de la perfection chez Starker naît de la discipline qu'impose le violoncelle, beaucoup plus exigeant que le piano. Mais il n'est pas un diamant froid. Le moteur de sa perfection ? L'affect, le cœur. Il en va de même pour Sebôk à qui j'avais un jour demandé : " Qu'est ce qui vous pousse dans le cours ? " " La curiosité ", m'avait-il d'abord répondu, un peu glaçant, comme pour me repousser. " Non " avais-je objecté. Après un silence, il avait avoué : " Bon, c'est l'amour au sens large. "

Qu'allez-vous transmettre de ce que Gyorgy Sebôk vous a transmis ?

Je reviens à la métaphore de l'arbre : cet été, en assistant à ses masterclasses, j'ai constaté, avec joie, que je me trouvais sur une de ses branches. Cela pousse, je ne peux pas répondre autrement.

Bien sûr, la magie des moments où il enseignait, la magie des intonations de sa voix, ses réflexes, était tellement pénétrante que forcément, pendant une période, nous ne pouvions -pas faire autrement que d'essayer de l'imiter, En même temps, il provoquait un changement qui faisait que nous allions "pousser", aller dans des milliers de directions sans même plus savoir ce qu'il nous avait enseigné.

Pourquoi enseigner était-il si important pour lui ?

C'est par nécessité que Sebôk et Starker enseignent. Celle du don, de la transmission. Ils ont une éthique par rapport à la musique, au devoir du musicien, à la musique qu'on offre : on se doit d'avoir une relation bienveillante à l'autre, de transmettre. Ces principes, celui qui aura à les transmettre, doit les comprendre non plus pour lui-même mais pour ceux à qui il va les transmettre. Il en devient alors le conducteur. On n'est plus dans un rapport narcissique ou schizophrénique avec la musique, l'instrument. Les "Qui suis-je", "qu'est-ce que les gens pensent ?" disparaissent. On change, on devient autre.

Quel est votre souvenir pédagogique le plus fort avec Gyôrgy Sebôk ?

En août 1990, alors que je préparais un concours International, j'eus un cours avec lui à Ernen. Tacitement, nous savions tous les deux que c'était le dernier. Il me dit M Maintenant c'est fini. " Mais pourquoi ? Cela ne faisait que commencer. À ce moment-là, Michel Béroff m'a demandé d'être son assistant au Conservatoire National Supérieur de Musique. Je me suis retrouvé avec moi-même et avec mes interrogations : imite-t-on Gyôrgy Sebok ? Et puis, j'ai utilisé mes propres outils et j'ai pu continuer. Je n'étais donc pas abandonné : cela allait forcément continuer, c'était clair, extraordinaire.

Quel vide Gyôrgy Sebôk laisse-t-il ?

Insoutenable. Il nous faisait accéder à la beauté vraie, à la véritable expression de l'humain. Quand on a vécu une fois cette expérience, inscrite dans des moments précis, on la recherche. Déjà du vivant de Gyôrgy Sebôk, on était terrifié à l'idée de ne plus la retrouver. Maintenant il n'est plus là. Il faut renoncer à son regard, à sa parole, à son -avis. Même à des milliers de kilomètres, il était proche. Avec lui nous avions compris que chacun fait sa route, mais nous espérions tous la faire sous son regard bienveillant. Il a disparu. Les choses changent et la musique est en deuil.

Propos, recueillis par Anne-Marie Bigorne le 4 décembre 1999, quelques jours après la mort de Gyôrgy Sebôk.