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 |  | Le langage de Jean-Sébastien BACH "À
        présent l'état de la musique à beaucoup changé -
        l'art étant très avancé et le goût étonnamment
        transformé, de sorte que la musique à l'ancienne mode
        ne sonne plus bien à nos oreilles - il faut, en
        conséquence, choisir des exécutants capables de
        satisfaire le goût musical actuel et de s'adapter à la
        musique nouvelle... J.S. SACH Extrait des "Exigences
        du Cantor à Saint Thomas" Un
        récital Jean-Sébastien Bach pour flûte et piano...
        Aujourd'hui, où la musique baroque se joue le plus
        souvent sur instruments anciens mais où les pianistes
        continuent d'approfondir le langage de Bach sur leur
        clavier moderne celà peut à la fois surprendre tout
        comme obéir à une certaine logique. Si, dans
        l' histoire, la musique et l'interprétation s'organisent
        en grandes périodes et en cycles bien caractérisés, à
        notre époque très contradictoire elles s'inscrivent
        plutôt dans une dialectique aussi passionnante que
        complexe. Passionnante car elle met en rapport
        l'évolution sociale, culturelle et économique des temps
        modernes avec les notions intemporelles de l'art, du
        génie et de l'universel. Complexe dans son détail car
        elle varie selon personnalités, les styles, les
        compositeurs, les oeuvres... Pourvu
        d'une mémoire incomparable et d esprit scientifique
        hautement développé, XX siècle permet aux musiciens de
        remettre en question toutes leurs interprétations :
        rapport aux recherches musicologiques menées loin dans
        le passé sur les littératures baroque, classique, mais
        aussi, grâce au disque, en relation avec une époque
        beaucoup plus récente. Les critiques et exégètes
        divers mesurent volontiers les différences entre les
        manières dont un jouait Bach ou Vivaldi au début
        siècle, dans l'après-guerre, dans les années 1970 et
        enfin aujourd'hui. Les styles évoluent sur des périodes
        de plus en plus brèves. Divers paramètres essentiels
        rentrent enjeu : la progression de la virtuosité, les
        goûts en matière de sonorité (des plus amples aux plus
        raffinées), la facture instrumentale (tant en ce qui
        concerne les copies d'instruments anciens que
        l'évolution moderne), et enfin l'importance de
        l'enregistrement avec sa perfection, son impact, en bref
        son véritable pouvoir. Mais, en devenant parfaite et
        moderne à part entière, la musique a aussi perdu une
        partie de son âme et de son naturel. L'artiste se doit
        de vivre avec son temps mais il ressent aussi le besoin
        de satisfaire - voire de retrouver - sa propre
        personnalité et ses émotions les plus profondes. Et
        c'est à l'initiative des musiciens eux-mêmes et de
        quelques passionnés que, parallèlement, des
        rééditions de très anciens enregistrements virent le
        jour. Cette dialectique de l'interprétation bat
        aujourd'hui son plein: on apprécie autant le violoncelle
        de Pablo Casals que la viole de gambe de Jordi Savall, la
        flûte de Philippe Gaubert que le traverso de Barthold
        Kuijken, et on aime réécouter des chefs d'orchestre
        tels que Wilhelm Furtwângler, Otto Klemperer ou André
        Cluytens tout autant que l'on apprécie les somptueuses
        réalisations actuelles de Claudio Abbado, Colin Davis ou
        Daniel Barenboïm. 
            
                |  | Mais lorsque l'on y regarde de
                plus près, on s'aperçoit vite que ce sont les
                oeuvres jouées par ces musiciens du passé qui
                détiennent en elles-mêmes les clefs de ces
                questions d'interprétations. Il est question de
                Bach, Mozart, Beethoven, Chopin, Liszt, Schubert,
                Schumann... La liste pourrait être longue, mais
                elle ne comprendrait que des compositeurs
                d'exception. Comment les définir ? Le musicien
                génial est celui qui possède le plus
                d'humanité et qui, de ce fait, parvient à
                toucher le plus grand nombre de gens par la
                profondeur et la multiplicité des émotions
                qu'il suggère. Ses partitions sont en quelque
                sorte impénétrables. La science de l'écriture
                peut être analysée, mais la beauté, la magie
                et l'expression n'admettent aucune explication
                rationnelle. |  L'interprète
        a devant lui quelque chose qui le fascine :un langage qui
        défie le temps et dont il va chercher indéfiniment à
        percer le secret. Démarche qui est à l'origine de tous
        les essais, rapprochements, pensées, instrumentations,
        folies... Jouer
        les sonates de J.S. Bach sur une flûte moderne en
        s'accompagnant d'un piano et non d'un clavecin n'est pas
        pour autant une nouveauté. Elle furent en fait
        exécutées dans cette formation durant près de 70 ans,
        depuis le moment où le grand virtuose Paul Taffanel les
        remit en lumière à la fin du siècle dernier jusqu'au
        début des années 1950, alors que le clavecin avait
        pourtant déjà récupéré une certaine place sur la
        scène musicale. Les collectionneurs pourront même
        retrouver parmi les premiers disques 78 tours du
        célèbre duo Jean-Pierre Rampal & Robert
        Veyron-Lacroix une version de la sonate en si mineur BWV
        1030 pour flûte et piano'. Cet enregistrement avait eu
        lieu en octobre 1947. Les autres sonates, gravées par
        les mêmes interprètes à partir de 1950, offrent cette
        fois un duo pour flûte et clavecin. Ce dernier devait
        connaître ensuite un essor très rapide avec le
        microsillon. Une page d'histoire était tournée. Le
        disque que nous offrent aujourd'hui Gérard Bourgogne et
        Chantal Stigliani, loin de constituer un retour en
        arrière, est au contraire une redécouverte. En mettant
        à profit l'apport des interprétations baroques et en
        sachant tirer parti de sonorités parfaitement
        accomplies, leur souhait est d'éclaircir pour l'auditeur
        d'aujourd'hui la musique de Bach, notamment en soulignant
        et renforçant ses lignes mélodiques et rythmiques.
        Quelle que soit l'instrumentation, l'équilibre est
        primordial : celui que l'on trouve entre le traverso et
        le clavecin est tout simplement remplacé par un autre,
        entre la flûte et le piano. Il ne permettra pas
        certaines nuances et expressions, mais, sans jamais
        trahir l'essence de la musique, en offrira d'autres. Une
        démarche dont l'aspect délibérément moderne répond
        précisément au caractère des oeuvres. Le
        langage de Bach dans ses pages pour flûte nous éclaire
        en effet considérablement sur sa modernité. Il est le
        premier à proposer pour cet instrument des duos à trois
        voix, c'est-à-dire deux parties supérieures (flûte et
        main droite du clavier) et une basse (main gauche du
        clavier), alors que tous ses contemporains se
        contentaient soit de simples solos avec continuo soit de
        trios à deux instruments de dessus (deux flûtes, flûte
        et hautbois, flûte et violon ... ) et basse. Ceux-ci
        étaient alors exécutés à 3 ou 4 instruments (I ou 2
        dessus, viole de gambe et clavecin pour réaliser et
        enrichir la basse). Autrement dit, chaque oeuvre
        nécessitait une personne supplémentaire par rapport à
        son nombre de voix. Dans les sonates de LS. Bach pour
        flûte, violon ou viole de gambe et clavecin obligé,
        c'est justement l'inverse : il y a un interprète de
        moins. Les musiciens se trouvent donc face à une musique
        particulièrement dense et riche. L'art que
        Johann-Joachim Quantz considérait comme le plus
        difficile était celui du quatuor. Il vantait à juste
        titre en ce domaine les "Quatuors Parisiens"
        (flûte, violon, viole de gambe et basse) de
        Georg-Philipp Telemann. J.S. Bach, curieusement, ne nous
        en laisse guère d'exemples. Mais il fait donc mieux
        encore en atteignant des sommets inégalés avec
        seulement trois voix et deux instruments ! Son
        élève Johann-Ludwig Krebs l'imitera par la suite avec
        un recueil de six "Sonata da caméra per il cembalo
        obligato con flauto traersiere overo violino" parues
        à Leipzig en1760 et 1762, ainsi que Joseph Bodin de
        Boismortier en France avec son Op. 91 (Sonates pour un
        clavecin et une flûte traversière, 1742, Paris,
        Boivin). Son fils Carl-Philip-Emanuel écrira lui aussi
        plusieurs pages (sonates Wq 83 à 87) pour cette
        formation. Cette
        forme nouvelle de musique de chambre, à l'origine de la
        sonate pour flûte et piano, concentre en quelque sorte
        le matériau musical. Les lignes et le contrepoint
        ressortent d'autant mieux que l'ensemble se trouve
        dépouillé de tous les artifices de la réalisation de
        basse. Un autre aspect intéressant à considérer dans
        cette volonté de progrès est que la sonate BWV 1030 et
        la sonate BWV 1032 sont des remaniements d'oeuvres
        antérieures. La sonate en si mineur, achevée à Leipzig
        vers 1735, était très certainement au départ un trio
        en sol mineur pour 2 flûtes (ou 2 hautbois 2 et basse,
        provenant de l'époque de Cöthen). Celle en la majeur,
        datée environ de la même période, avait peut-être
        même pour origine un concerto (probablement en ut
        majeur3), ce que laisserait volontiers penser son style
        d'écriture et par exemple l'introduction du premier
        mouvement. Quant à la version en duo du grand trio pour
        flûte, violon et basse de 1-Offrande Musicale"
        (1748) (BWV 1079), dont seules les premières mesures ont
        été retrouvées sous cette forme, elle n'est pas du
        compositeur lui-même mais ce dernier ne l'aurait
        sûrement pas reniée4. J.S. Bach réutilise et
        réinstrumente ses oeuvres dans une optique de
        modernité. Sa recherche est personnelle mais elle peut
        avoir été plus ou moins influencée par diverses
        circonstances. Dans ce cas, il est possible que la sonate
        BWV 1030, la plus impressionnante par son ampleur et
        aussi la plus difficile, ait été conçue pour le
        célèbre flûtiste de l'Orchestre de Dresde
        Pierre-Gabriel Buffardin. Le
        langage de J.S. Bach, ainsi mis à nu, apparaît d'une
        extraordinaire science dans sa construction et d'une
        simplicité tout aussi étonnante dans son expression. Si
        l'on prend une nouvelle fois l'exemple de la sonate en si
        mineur, son Andante initial semble débuter en cours de
        route, tel une pensée qui vient à l'esprit. A aucun
        moment dans les dialogues les plus serrés ou les
        développements les plus élaborés le naturel n'est pris
        en défaut. Quoi de plus pur que la mélodie accompagnée
        du Largo e dolce, quoi de plus fier que la fugue du
        Presto final, et que dire du jeu malicieux de savante
        brillance de la section à 12/16 qui clôt l'oeuvre ? La
        sonate en mi mineur BWV 1034 n'appartient pas à la même
        catégorie. Elle est antérieure et est prévue pour
        flûte et basse continue. Sa date de composition (1724)
        correspond à celle de plusieurs cantates dans lesquelles
        on trouve de grandes parties de flûte. De plus, cette
        oeuvre revêt des proportions et une brillance
        indiscutablement supérieures à celles de toutes les
        autres sonates baroques pour flûte, ce qui laisse à
        penser qu'elle a été écrite pour un virtuose bien
        précis. Mais c'est peut-être la richesse du dialogue
        entre le dessus et la basse qui frappe le plus, et c'est
        cet aspect qu'ont voulu mettre en valeur Gérard
        Bourgogne et Chantal Stigliani en choisissant la solution
        de ne faire intervenir que la main gauche du piano, afin
        d'éclairer au mieux la construction musicale. Dans
        toutes ces pages, J.S. Bach traite la flûte de façon
        beaucoup plus profonde et audacieuse que tous ses
        contemporains. On a coutume de dire que sa musique est
        tellement riche qu'elle supporte toutes les
        transcriptions et est jouable par tous les instruments.
        C'est vrai, et en même temps, force est de reconnaître
        que ses oeuvres sont pourtant idéalement écrites et
        pensées pour
        chaque instrument précis. Voilà une autre marque du
        génie, et qui montre à merveille que le langage de J.S.
        Bach est l'un des plus modernes de toute l'histoire de la
        musique... Denis Verroust Vincennes, octobre 1997 Pour La Traversière Association Française de la Flûte |